Chapitre X
Étendus à plat ventre au bord de la plage, à l’abri d’un bloc de coraux, Morane et Duncan, blessé à l’épaule par un éclat de bois, attendaient la fin du bombardement qui, après avoir détruit le cotre, balayait à présent la grève. Parfois, un obus s’enfonçait dans le sable, à quelque distance du bloc de coraux et explosait dans un bruit assourdi.
Morane, en quelques mots, avait mis Duncan au courant de son aventure dans le repaire d’acier. Pourtant, l’Américain ne semblait pas croire à la mort du professeur Sixte.
— Cet homme-là, dit-il, est bâti en airain, et il faudrait autre chose qu’une chute dans un escalier, fut-il métallique, pour le mettre définitivement hors de combat…
— Il paraissait pourtant bien mort, fit remarquer Bob.
— Vous en êtes-vous assuré ?
Morane secoua la tête.
— J’allais le faire, quand Lansky et ses hommes sont arrivés. Aussitôt, je n’ai plus eu qu’une seule pensée : prendre le large…
— Je vous comprends, dit Duncan. N’empêche que rien ne nous prouve la mort de Sixte. Ce bombardement nous affirme plutôt le contraire. Si Sixte était mort, Lansky ne s’acharnerait guère de la sorte sur nous. C’est un mercenaire, et rien d’autre. Une fois Sixte disparu, il se tiendrait tranquille et ne songerait plus qu’à tirer son épingle du jeu…
— Peut-être avez-vous raison, admit Bob. N’empêche que, Sixte mort ou non, nous ne pouvons demeurer ici. Dans peu de temps, nous aurons toute la bande sur le dos. Maintenant que notre voie de retraite nous est coupée, il nous faut absolument trouver le moyen de nous en sortir d’une autre façon…
— Sans compter, ajouta Duncan, que les matelots du Sea Witch peuvent d’un instant à l’autre regagner leur bord et nous trouver ici, ce qui n’arrangerait guère notre situation… Le plus simple, à mon avis, serait de gagner la jungle, vers le sud de l’île. Là, nous trouverions une sécurité relative, et nous pourrions aviser…
Depuis quelques minutes, le canon s’était tu.
— Sans doute sont-ils à court de munitions, fit Bob.
Mais Duncan secoua la tête.
— Ne croyez pas cela, dit-il. Peut-être ont-ils tiré les obus entreposés dans le laboratoire – sauf ceux contenant les virus, bien sûr – mais ils en possèdent encore une réserve dans les caves du repaire. Ils ne manqueront pas d’en faire usage avant longtemps, soyez en certain…
— Je n’en doute guère, fit Bob.
Pendant quelques instants, il sembla réfléchir profondément, puis il reprit :
— Je ne vois vraiment pas d’autre solution que celle que vous proposez : gagner la jungle et voir venir…
— Espérons que, là-bas, dans le repaire, dit Duncan, ils n’auront guère encore eu le temps de puiser dans la réserve d’obus. Je compte jusque trois, et nous sautons dans la jeep… Un… deux… trois…
Les deux hommes se dressèrent d’un seul élan et, en quelques pas, gagnèrent la jeep qui, par chance, n’avait guère souffert du bombardement. Fred Duncan s’installa au volant et, aussitôt, le véhicule fila le long de la grève, en direction de la jungle. Ils y arrivèrent sans que le canon ait retenti. Duncan fit avancer la jeep à l’intérieur d’un épais taillis de végétaux épineux.
— Nous la laisserons ici, dit-il. Peut-être en aurons-nous besoin plus tard…
Soudain, il fit la grimace et porta la main à son épaule, pour la retirer pleine de sang.
— Cette fichue blessure, dit-il. C’est une simple égratignure, et pourtant elle commence à devenir bien gênante…
Rapidement, Bob inspecta la plaie. Elle semblait profonde, mais peu dangereuse. Pourtant, Duncan perdait du sang et, avec la chaleur, il courait des risques d’infection. Déchirant une manche de sa propre chemise, Morane confectionna un pansement sommaire à son compagnon.
— Cela pourra suffire pour le moment, dit-il. Plus tard, quand nous aurons un peu de temps à nous, nous réexaminerons cela. Sous ces climats, la gangrène s’attrape comme un vulgaire rhume…
— J’espère que ce ne sera pas encore pour cette fois, dit Duncan avec un haussement d’épaules.
Il se baissa et fouilla sous le tableau de bord, ramenant un couteau de chasse dans sa gaine et deux boîtes de cartouches. Il tendit une des boîtes à Morane.
— Prenez toujours ceci, mon vieux. Nos armes sont du même calibre, et cela pourra servir…
Duncan glissa le couteau et sa boîte de cartouches dans la poche de sa veste de toile et sauta à terre.
— Filons d’ici, à présent. Plus nous mettrons de distance entre nous et le professeur Sixte, mieux cela vaudra…
Sans ajouter une seule parole, les deux hommes s’enfoncèrent dans la jungle touffue bordant le rivage, en direction du sud.
*
* *
Depuis plus d’une heure, Morane et Duncan marchaient.
La chaleur était atroce. On se serait cru dans une serre et, pour les deux hommes privés de machettes, l’avance à travers la végétation se révélait difficile. À plusieurs reprises, ils avaient songé à rejoindre la plage, mais ils s’étaient rendu compte que celle-ci n’existait plus, la mer battant directement à présent la jungle côtière, composée surtout de palétuviers et de pandanus.
À contrecœur, Morane et son compagnon continuèrent à marcher à travers cette étuve de la forêt tropicale. Tout à coup, Duncan toucha le bras de Bob.
— Écoutez !… chuchota-t-il.
Morane prêta l’oreille et discerna des voix proches, distinguant même quelques bribes de phrases prononcées en anglais. Pour le moment, les deux hommes suivaient une sorte de sente à peine tracée. Ils s’en écartèrent en toute hâte et s’abritèrent derrière le tronc d’un grand macondo.
Les voix se rapprochaient et, bientôt, entre la végétation, un groupe d’hommes blancs en armes apparut. Quelques-uns d’entre eux étaient blessés et tous semblaient épuisés.
— Les marins du Sea Witch ! murmura Bob.
D’un signe de tête, l’Américain acquiesça. S’il fallait en juger par l’état dans lequel ils se trouvaient, les marins avaient eu maille à partir avec les travailleurs noirs révoltés et ils s’en étaient guère tirés à leur avantage. À présent, ils s’en retournaient au yacht, dégoûtés à jamais sans doute des expéditions à travers la forêt tropicale.
Morane et Duncan se taisaient maintenant, afin de ne pas éveiller l’attention des membres de la petite troupe. Quand celle-ci se fut éloignée, ils se redressèrent et continuèrent leur chemin. Pourtant, au bout d’un moment, l’Américain s’arrêta.
— Ceci ne nous mène nulle part, dit-il. Derrière nous, Lansky et sa bande de forbans ; devant, la jungle. Il nous faudrait pouvoir nous reposer quelque part, à l’abri des regards indiscrets et, là, discuter froidement la situation.
— Et savez-vous où découvrir cet endroit idéal, ou nous serions à l’abri des regards indiscrets ? interrogea Morane.
— Je le crois… Il n’y a guère longtemps, j’ai longé cette côte en pirogue. Si je ne m’abuse, il doit y avoir une plage en forme de croissant non loin d’ici. On la nomme, pour des raisons obscures, Anse à Ti Joseph, – L’Anse du Petit Joseph. À une centaine de mètres du rivage, émerge un groupe de récifs déchiquetés. Nous pourrions nous y réfugier. On ne pensera sans doute pas à venir nous chercher là, et nous pourrions y discuter à l’aise…
Morane eut un geste voulant signifier quelque chose comme « Au point où nous en sommes ! »
— Va pour l’Anse à Ti Joseph, dit-il. Êtes-vous certain d’y arriver bientôt ?
— Je le pense… Arrangeons-nous pour serrer la côte au plus près.
Ils se rapprochèrent de la ligne des palétuviers. L’avance se fit plus pénible encore car, souvent, il leur fallait patauger dans des grandes mares d’eau croupie, d’où montait une intolérable pestilence. Pourtant, au bout de dix nouvelles minutes de marche, la végétation se clairsema brusquement et ils débouchèrent sur une plage de sable noir, en forme de faucille et bordée de la classique frange de cocotiers. Au milieu de la petite et profonde baie ainsi formée, un groupe de récifs pointus, faisant songer aux clochers de quelque antique cathédrale engloutie, émergeait de l’eau calme.
— L’Anse à Ti Joseph, dit Duncan.
L’Américain paraissait épuisé et, souvent il grimaçait de douleur et portait la main à son épaule. Morane montra le groupe de récifs.
— Croyez-vous pouvoir nager jusque-là ? demanda-t-il.
Duncan hocha la tête.
— Je pourrais, dit-il, mais cela ne sera sans doute pas nécessaire. Regardez là-bas…
De la tête, il désignait une forme noire et allongée, non loin de la frange des cocotiers. On eut dit une vieille souche mais, en s’approchant, Bob reconnut qu’il s’agissait d’une pirogue primitive, taillée grossièrement dans le tronc d’un grand gommier. L’embarcation était déjà vieille et portait des traces de pourriture mais, néanmoins, elle pouvait encore servir. Au fond, Morane découvrit une pagaie en mauvais état. Elle aussi cependant pourrait faire son usage.
Quelques minutes plus tard, la pirogue, propulsée par le Français, fendait l’eau calme de la petite baie, en direction des récifs.